03/04/2012
Auteur : Philip Lymbery, Directeur de CIWF International
Saladillo, Argentine : En traversant un champ baigné de soleil, je suis dévoré tout cru par les moustiques ! Je suis avec Daniel Rugeroni ; il a la soixantaine et est vêtu de kaki. Il est fonctionnaire et travaille au ministère de la Justice à Buenos Aires. Aujourd'hui, il est de retour sur la terre qui est dans sa famille depuis trois générations. Daniel a grandi ici, joué dans ces champs, regardé les canards dans la mare voisine. Il montre une vue magnifique. C'est ici qu'il avait prévu de construire la maison de ses rêves, pour prendre sa retraite dans un lieu familier en regardant le coucher du soleil.
Il m'invite à gravir une pente herbeuse. Nous grimpons parmi une végétation qui est plus haute que nous. Nous cherchons des entrées cachées de terriers. Par deux fois, nous trébuchons, nous nous dépoussiérons et continuons. Les moustiques sont heureusement derrière nous. Des oiseaux comme je n'en ai jamais vu surgissent d'habitats denses. Puis nous parvenons à une clôture. Le contraste de l'autre côté ne pourrait être plus total… Du bétail partout, entassé dans de petits enclos boueux, s'étendant aussi loin que porte notre regard. La mare tranquille où Daniel se souvenait avoir vu des canards est désormais entourée sur trois côtés par du bétail. Il se rappelle quand ce « monstre » a été créé. Comment il a abandonné son rêve et s'est résigné à la vie à Buenos Aires.
Daniel me dit que des investisseurs ont acheté la terre, aplani les collines et tout clôturé. Puis le bétail est arrivé. Quelques centaines au début, puis des milliers. Il estime qu'il y a toujours 5 000 têtes en même temps. J'ai découvert ensuite que l'élevage peut en contenir 8 000. Avec le bétail sont arrivées les mouches et l'odeur. Je suis frappé par le bruit venant de bovins si nombreux à beugler. « On s'y habitue », me dit-il, « mais pas à l'odeur ».
Plus tard, on m’a invité à voir le parc d'engraissement. Je regarde un gaucho, un cowboy espagnol avec un béret noir de style basque, monté sur un cheval noir, qui fait tournoyer un lasso au-dessus de sa tête. Des bêtes jeunes courent dans le parc pour essayer de s'échapper. Au milieu d'un nuage de poussière, je vois un veau plonger au sol, stoppé par la corde du gaucho. Deux autres s'assoient dessus, piquent une seringue dans son pelage velours marron, puis le relâchent. Le veau court fiévreusement vers le troupeau qui est rassemblé aussi loin que possible dans un coin du parc.
Le bétail se tient dans un mélange piétiné et boueux de sable et d'excréments. C'est comme une scène de marché aux bestiaux dans un western, mais la différence est que les vaches sont là pour la vie. Il n'y a pas d'ombre pour se protéger du soleil implacable. Les parcs sont bondés et nus, il n'y a rien d'autre à en dire. Un groupe de vaches me fait face ; la scène est colorée par les rayons argentés de leur bave qu'éclaire le soleil bas de l'après-midi. Elles seront engraissées aux céréales, ne verront jamais un brin d'herbe. Elles seront abattues à Buenos Aires.
C'est la nouvelle réalité du bœuf argentin. Alors que de vastes monocultures de soja – les « déserts verts » – s'étendent dans tout le pays, le bétail qui autrefois paissait sur des pâtures riches a divorcé de la terre et est forcé dans des parcs d'engraissement. Il en existe encore que l'on voit paître comme l'avait prévu la nature. Mais c'est moins fréquent.
Daniel se désole que ce lieu si familier appartienne désormais à un passé très cher. Il me raconte qu'il ressent une tristesse semblable à celle d'un divorce, qu'il se sent écarté de ses terres familiales, il parle d'un rêve détruit.
Mon voyage en Argentine m'a montré de nouveau le véritable coût de l'élevage industriel. L'histoire de Daniel n'est qu'un des nombreux témoignages que j'ai recueillis en Argentine et ailleurs. Les détails varient mais le thème reste le même : l'élevage industriel abîme la vie des gens, le bien-être des animaux et la planète.